Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Désargence.over-blog.com

Serge Latouche et Anselm Jappe...

14 Mars 2020, 15:05pm

Publié par AUPETITGENDRE Jean-François

Pour en finir avec l’économie. Décroissance et critique de la valeur, Serge Latouche et Anselm Jappe, éd.Libre & Solidaires, 2015, 192 p.

                Cet ouvrage est le fruit d'échanges entre Serge Latouche et Anselm Jappe, lors d’une conférence commune à Bourges en mai 2011. Serge Latouche a enseigné l'épistémologie des sciences économiques. Il s'est rendu compte que l'ensemble des présupposés de l'économie était très mal assuré. Anselm Jappe est arrivé à une conclusion très proche à travers une relecture des catégories de l'économie, telles que la marchandise, le travail, l'argent ou la valeur. L'économie, qui a envahi l'ensemble de l'activité humaine, existait-elle dans les sociétés précapitalistes ? Ne s'agit-il pas d'une invention, d'un imaginaire qui a colonisé notre esprit et nos vies ? Comment s'est inventée, au fil du temps, cette économie dans la pratique comme dans la réflexion ?  Réfléchir à un futur différent pour notre société implique de penser l'impensable, de réaliser l'improbable, pour enfin, selon le mot de Serge Latouche, "sortir de l'économie". Un enjeu majeur pour notre avenir...

                La confrontation entre ces deux intellectuels ne manque pas d’intérêt. Serge Latouche : «D’emblée l’économie fait problème, elle n’est pas là comme ça, naturellement, que ce soit comme domaine  ou comme logique de comportement, autrement dit, il n’y a pas de substance ou d’essence de l’économie.» Anselm Jappe : « On trouve chez Marx trois niveaux de rupture : un décentrage plaçant la critique du fétichisme de la marchandise au centre de son approche théorique (ce qui dépasse la simple critique de la redistribution inégale); la mise en évidence du rapport de valeur-dissociation (masculin-féminin, patriarcat producteur de marchandises) ; la reformulation de la théorie marxiste de la crise comme limite interne et externe du rapport-capital. » Ces deux angles d’attaque de la société néolibérale actuelle invitent à se poser les  questions de fond et tranchent parmi la littérature économique habituelle. L’un pose «l’homologie totale entre capitalisme et économie, deux termes pour saisir une même réalité socio-historique », l’autre nous démontre que Marx avait anticipé sur notre XXI° siècle, dès ses premiers écrits, mais que sa vision était trop prémonitoire pour être entendue au XIX°.    

                Serge Latouche développe la démarche quasi religieuse du capitalisme, avec ses dogmes, ses grands prêtres et ses thuriféraires. « Aujourd’hui nous voyons tous les problèmes sous la forme économique, comme les Romains voyaient tout à travers le prisme de la religion » […] « Aujourd’hui, ce sont les immeubles des banques qui dominent la cité, pas les églises. » Il explique ainsi que, de bêtes à travailler, nous soyons devenus bêtes à consommer ! « Pour l’instant nous sommes embarqués vers la barbarie ; j’espère que bientôt nous allons bifurquer pour une autre direction plus sympathique. »

                Anselm Jappe explique que «les marxistes traditionnels, comme les économistes bourgeois, ont présupposé explicitement ou tacitement que l’argent, la marchandise, la valeur et le travail sont des données éternelles, ou au moins, qu’elles font partie de toute vie sociale quelque peu évoluée, et que le seul sujet de débat possible concerne la lutte historique pour une distribution plus juste. » (...) « Mais il ne suffit pas de changer de définition, de conception ou de vision du monde pour dépasser l’économisme parce que l’économie n’est pas qu’une affaire d’imaginaire et développe un changement dans la vie pratique réelle. » Nous sommes d’emblée dans un tout autre domaine que celui de la réforme, de la transition, de l’aménagement : « Sortir de l’économie veut dire sortir de ce qui définit l’économie ». Et en étant plus concret, « il faut aujourd’hui demander que la société fasse une évaluation des besoins et des désirs et des activités nécessaires pour les satisfaire en y incluant le degré de technologie souhaitable, en calculant cas par cas ce qui vaut vraiment la peine. » C’est la formulation la plus proche de la société de l’accès, telle que décrite dans mon blog, que j’ai pu trouver dans toute la littérature économique !

                Après l’exposé des deux approches, les auteurs se livrent aux questionnements des auditeurs de la conférence de Bourges. Les mêmes craintes émergent dans nos débats organisés autour d’une société a-monétaire. Certains s’accrochent à la distinction entre argent et monnaie, ce qui leur permet de préserver un bon argent, d’inventer  des banques solidaires et un commerce équitable. Pour Jappe, « la seule alternative à l’échange monétaire serait une organisation de la société où il n’y a plus d’échange entre des acteurs individuels sur un marché anonyme » et donc «un mode de circulation des biens qui ne soit pas économique. » C’est le point essentiel qui le sépare de Latouche qui cherche toujours à  « réinventer des formes de réappropriation de la monnaie, d’autoproduction, d’échanges locaux, réinventer une monnaie non accumulative.» Jappe maintient que  « seul le capitalisme est véritablement une société de croissance. C’est aussi pour cela que l’on ne peut injecter une dose de politique de décroissance dans une société basée sur une économie monétaire ». Mais le public insiste et pousse Jappe dans ses retranchements théoriques, en invoquant l’inévitable État et sa force de contrainte,  jusqu’à lui faire dire qu’ « il faudrait que les gens se réapproprient directement les ressources, les terrains, les usines, les maisons, sans même respecter la question de la propriété privée, sans se demander s’il faut payer ni s’il est possible de gagner de l’argent avec ces nouvelles activités…. Jamais cela ne pourra être organisé par un État ou un parti politique.» Puis viennent les objections de faisabilité qui poussent Latouche à rechercher des subterfuges stratégiques de décolonisation de l’imaginaire, tandis que Jappe réaffirme que «la nouvelle de l’autodestruction du capitalisme n’est qu’à moitié bonne, car cet effondrement n’a aucun rapport de nécessité avec l’émergence d’une société mieux organisée. »

                En définitive, la moitié des gens escomptent que les effets positifs des catastrophes écologiques forcent les consciences et mobilisent (les plus proches de Latouche), quand l’autre moitié pensent avec Jappe que les catastrophes  peuvent également porter le désir de mettre en avant un homme fort qui va régler la situation (comme le croit Jappe). Vaste débat qui est loin d’être clos mais qui mériterait d’être vulgarisé et généralisé si nous ne voulons pas être complètement dépourvus quand la bise sera venue… !

Commenter cet article