Simone Weil, philosophe.
ÉCRITS DE LONDRES,
NOTE SUR LA SUPPRESSION GÉNÉRALE DES PARTIS POLITIQUES,
Simone Weil, 1941.
(On peut accéder au texte intégral par ce lien )
Simone Weil est l'une des rares philosophes à avoir partagé la “condition ouvrière”. Successivement militante syndicale, proche ou sympathisante des groupes révolutionnaires trotskystes et anarchistes et des formations d'extrême-gauche, elle n’a toutefois adhérer à aucun parti politique. Engagée dans la Résistance au sein des milieux gaullistes de Londres, elle prend position à plusieurs reprises dans ses écrits contre le nazisme et n’a cessé de vivre dans une quête de la justice. Au cours de l'hiver 1932-1933, enseignante au Puy-en-Velay, elle est solidaire des syndicats ouvriers, elle se joint au mouvement de grève contre le chômage et les baisses de salaire, ce qui provoque un scandale. Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifie tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs… Voici ce qu’elle pensait des partis politiques :
« C'est d'une part l'héritage de la Terreur, d'autre part l'influence de l'exemple anglais, qui installa les partis dans la vie publique européenne. Le fait qu'ils existent n'est nullement un motif de les conserver. Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le mal des partis politiques saute aux yeux. Le problème à examiner, c'est s'il y a en eux un bien qui l'emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable…. La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien, estimés efficaces à tort ou à raison…
Suit alors une généalogie des idées de bien commun, de démocratie, de J.J. Rousseau à nos jours. Rien n’est moins évident que la “volonté populaire” :
« Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n'importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature…
«[en 1789] les représentants s'étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération [les cahiers de doléances] dans la pensée ; ils en gardaient la chaleur ; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles, jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps - peu de temps -ils furent vraiment de simples organes d'expression pour la pensée publique. Pareille chose ne se produisit jamais plus….
« L'usage même des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention extrême les deux problèmes que voici :
Comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple de France la possibilité d'exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ?
Comment empêcher, au moment où le peuple est interrogé, qu'il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ?
Si on ne pense pas à ces deux points, il est inutile de parler de légitimité républicaine...
On comprend dès lors que pour Simone Weil, la constitution des partis politiques a signé la fin de la récréation révolutionnaire. Elle tire de l’observation des partis ces trois réflexions :
« Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite… Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration. S'il ne l'est pas en fait, c'est seulement parce que ceux qui l'entourent ne le sont pas moins que lui…
« Cela est vrai même de ceux qui sont liés aux intérêts d'une catégorie sociale, car il est toujours une certaine conception du bien public en vertu de laquelle il y aurait coïncidence entre le bien publie et ses intérêts. Mais cette conception est extrêmement vague. Cela est vrai sans exception et presque sans différence de degrés. Les partis les plus inconsistants et les plus strictement organisés sont égaux par le vague de la doctrine. Aucun homme, si profondément qu'il ait étudié la politique, ne serait capable d'un exposé précis et clair relativement à la doctrine d'aucun parti, y compris, le cas échéant, le sien propre…
« La fin d'un parti politique est chose vague et irréelle. Si elle était réelle, elle exigerait un très grand effort d'attention, car une conception du bien public n'est pas chose facile à penser. L'existence du parti est palpable, évidente, et n'exige aucun effort pour être reconnue. Il est ainsi inévitable qu'en fait le parti soit à lui-même sa propre fin…
« On pose en axiome que la condition nécessaire et suffisante pour que le parti serve efficacement la conception du bien public en vue duquel il existe est qu'il possède une large quantité de pouvoir. Mais aucune quantité finie de pouvoir ne peut jamais être en fait regardée comme suffisante, surtout une fois obtenue. Le parti se trouve en fait, par l'effet de l'absence de pensée, dans un état continuel d'impuissance qu'il attribue toujours à l'insuffisance du pouvoir dont il dispose…
« Ainsi la tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C'est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu'elle impose la recherche de la puissance totale…
« Le tempérament révolutionnaire mène à concevoir la totalité. Le tempérament petit-bourgeois mène à s'installer dans l'image d'un progrès lent, continu et sans limite. Mais dans les deux cas la croissance matérielle du parti devient l'unique critère par rapport auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal. Exactement comme si le parti était un animal à l'engrais, et que l'univers eût été créé pour le faire engraisser….
« Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s'ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s'exerce en fait. Elle s'étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l'accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis…
« La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande. Le but avoué de la propagande est de persuader et non pas de communiquer de la lumière. Tous les partis font de la propagande. Celui qui n'en ferait pas disparaîtrait du fait que les autres en font…
« Supposons un membre d'un parti - député, candidat à la députation, ou simplement militant– qui prenne en public l'engagement que voici. « Toutes les fois que j'examinerai n'importe quel problème politique ou social, je m'engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. » Ce langage serait très mal accueilli. Les siens et même beaucoup d'autres l'accuseraient de trahison. Les moins hostiles diraient : «Pourquoi alors a-t-il adhéré à un parti ? », avouant ainsi naïvement qu'en entrant dans un parti on renonce à chercher uniquement le bien ?... En revanche on trouve tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu'un dise : « Comme conservateur - » ou - « Comme socialiste - je pense que... »…
« C'est une situation qui ne peut être acceptée qu'à cause de la nécessité qui contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis…
« Il est impossible d'examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique en étant attentif à la fois, d'une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d'autre part à conserver l'attitude qui convient à un membre de tel groupement. La faculté humaine d'attention n'est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s'attache à l'un abandonne l'autre….
« Les partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute l'étendue d'un pays, pas un esprit ne donne son attention à l'effort de discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice, la vérité. Il en résulte que - sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites - il n'est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la justice et à la vérité. Si on confiait au diable l'organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux… (Il faut avouer que le mécanisme d'oppression spirituelle et mentale propre aux partis a été introduit dans l'histoire par l’Église catholique dans sa lutte contre l'hérésie).
« La Réforme et l'humanisme de la Renaissance, double produit de cette révolte, ont largement contribué à susciter, après trois siècles de maturation, l'esprit de 1789. Il en est résulté après un certain délai notre démocratie fondée sur le jeu des partis, dont chacun est une petite Église profane armée de la menace d'excommunication. L'influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque.
« Si un homme disait, en demandant sa carte de membre : « Je suis d'accord avec le parti sur tel, tel, tel point ; je n'ai pas étudié ses autres positions et je réserve entièrement mon opinion tant que je n'en aurai pas fait l'étude », on le prierait sans doute de repasser plus tard. Mais en fait, sauf exceptions très rares, un homme qui entre dans un parti adopte docilement l'attitude d'esprit qu'il exprimera plus tard par les mots : « Comme monarchiste, comme socialiste, je pense que... » C'est tellement confortable ! Car c'est ne pas penser. Il n'y a rien de plus confortable que de ne pas penser…
« Quant au troisième caractère des partis, à savoir qu'ils sont des machines à fabriquer de la passion collective, il est si visible qu'il n'a pas à être établi. La passion collective est l'unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l'âme de chaque membre. On avoue que l'esprit de parti aveugle, rend sourd à la justice, pousse même d'honnêtes gens à l'acharnement le plus cruel contre des innocents. On l'avoue, mais on ne pense pas à supprimer les organismes qui fabriquent un tel esprit…
« La suppression des partis serait du bien presque pur. Elle est éminemment légitime en principe et ne paraît susceptible pratiquement que de bons effets. Les candidats diront aux électeurs, non pas : « J'ai telle étiquette » - ce qui pratiquement n'apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets - mais : « je pense telle, telle et telle chose à l'égard de tel, tel, tel grand problème. »…
« On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti…
« Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu'en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit : « Êtes-vous d'accord ou non ? Développez vos arguments. » À l'examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de leur dire : « Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit »….
La philosophe Simone Weil, décédée à Londres en 1943, aurait sans doute été très surprise d’apprendre que cette vision des partis est en train de rebondir avec le développement des concepts de “désargence” et de société “a-monétaire”. Le passage que nous souhaitons de la société marchande à la société de l’accès ouvrirait de fait le débat jusqu’ici impossible de la suppression générale des partis politiques. La fin de l’argent, c’est la fin de la comptabilité et de la valeur. Si les partis politiques cessent de compter leurs membres, leurs électeurs, l’occurrence de leurs thèses dans les médias et le montant des cotisations perçues et des subventions d’État, comme on cesserait aussi de chiffrer toute action humaine et de réduire toute chose, matérielle ou immatérielle, à une valeur numérique, il est probable que le rapport à la vérité et à la liberté de penser s’en trouverait radicalement modifié. La dictature de la majorité apparaîtrait enfin odieuse, et la démocratie enfin réinventée, donnerait la parole aux minorités en tant que détentrices de parts de vérités. A quoi rimerait alors la doctrine de parti…, la discipline de parti ?...