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Désargence.over-blog.com

Introduction.

, 15:36pm

Impasse : Rue qui n’a pas d’issue à l’une de ses extrémités, et au figuré, situation bloquée, sans issue.

Accès : Action, endroit, ou facilité plus ou moins grande d’accéder dans un lieu, physique ou virtuel, et au figuré, fait de pouvoir accéder à quelque chose.

 

             Voilà deux mots qui caractérisent assez bien la situation globale de l’humanité, sur l’unique planète dont elle dispose, en ce début de 21ème siècle. Entre les cris d’alertes des écologistes, les prévisions alarmantes des collapsologues, l’annonce de crises financières redoutables, les contestations du système à tous les étages, l’impression d’être dans une impasse, le nez contre un mur, et sans même la possibilité d’opérer un retour en arrière, est bien installée dans l’esprit de la majorité. Ce blog a été médité en France, après un an “d’essoufflement” des Gilets Jaunes. L’État a organisé un grand débat national en assurant qu’il ne dériverait pas d’un pouce du cap fixé dès son investiture. Un immense soulèvement populaire menait une lutte inédite, sans cadre, sans programme, sans leader, courageuse et patiente, et le pouvoir n’a eu comme seule réponse, la violence aveugle, la répression judiciaire, le mépris pour cette “foule haineuse”. Le mouvement populaire était dans l’impasse, l‘État aussi.

             J’ai continué à préparer ce blog en Grèce où les élections communales, régionales, européennes et législatives se sont succédées. Censée rebattre les cartes, modifier le paysage politique et redonner sens à la res publica, la mascarade électorale n’a changé que les noms des acteurs mais pas un mot de la pièce. Ce sont plus de 43% des citoyens qui se sont abstenus de voter, dans un pays où le vote est obligatoire sous peine de sanctions. Le discrédit de la classe politique a été définitivement entériné et les Grecs ont regardé les résultats avec autant d’intérêt que s’il s’agissait des résultats d’un concours de bridge local ! L’Europe est plus forte que la Nation, la classe politique lui est soumise, la crise économique est installée pour des décennies, l’identité culturelle, géopolitique, nationale est bafouée, sacrifiée, les biens de l’État (parc immobilier, infrastructures, patrimoine culturel, ressources énergétiques, plages et îles, ports, gares et aéroports) sont à vendre à l’encan au bénéfice de grands groupes étrangers. Circulez, il n’y a rien à voir… Le sentiment d’être bloqué dans une impasse prend en Grèce une allure de cataclysme sans que nul n’ose tenter la moindre échappée. Mais que l’on regarde vers Hong-Kong, Rio, Jakarta, Beyrouth, La Paz ou Abidjan, cette image de cul-de sac est la même, inquiétante et fatale.

             De retour en France, je découvre l’inique réforme du chômage, le scandale autour de la pollution après l’incendie de Notre Dame de Paris, puis celle de l’usine Lubrizol à Rouen, le durcissement de la politique migratoire, la perspective d’un 5 décembre houleux et plein de nouvelles impasses en perspectives…

             Au regard de ce sentiment d’impuissance, ce qui subsiste et maintient en vie, c’est sans aucun doute la conscience d’un droit à l’accès et que ce droit est partout bafoué : Accès aux biens de première nécessité, à la terre, à l’eau potable, à un air respirable, accès à la santé, à la dignité, à l’éducation, accès au pouvoir de décider de son sort, accès à l’égalité, à la liberté, à la fraternité…

             Si l‘image du 1% de privilégiés ayant accès à autant de richesses que les 99% restants, pour aussi floue et approximative qu’elle soit, a eu autant de succès, c’est bien parce qu’elle est symboliquement représentative d’une grande majorité de l’humanité. Le capitalisme nous berce depuis trop longtemps de l’illusion du progrès, de l’accès pour tous au bien-être et au bien-vivre, pourvu que l’on s’en donne un peu la peine. Les Trente Glorieuses nous ont fait miroiter l’embourgeoisement généralisé. Les Printemps arabes nous ont fait croire à une démocratie islamo-compatible. La chute du mur de Berlin nous a fait rêver à fin de la guerre froide et à un grand apaisement géopolitique. L’Union européenne nous a promis une paix assurée après deux guerres mondiales, le plein emploi et la beauté d’un marché unifié. Et, cerise sur le gâteau, la science nous annonçait un monde débarrassé des travaux pénibles, un remède à toute maladie, des moyens de communication incroyables, des énergies propres et abondantes…

             Au lieu de cela, nous avons une multiplication de régimes autoritaires, l’effondrement assuré par les collapsologues dans une à deux décennies, l’assurance que nos enfants seront moins bien lotis que nous (une première depuis longtemps dans l’histoire de l’humanité !). Il est logique que la réduction drastique de l‘accès à tous ces bienfaits promis provoque des “accès de fièvre”, désordonnés, sporadiques et éphémères, mais de plus en plus violents.

             Cette violence qui sourd par tous les pores de l’humanité est souvent retournée contre nous-mêmes sous forme de démissions, de dépressions, de suicides, d’addictions diverses. On nous incite aussi à la retourner contre “l’autre” dans la concurrence, la compétition, l’autre pouvant être le frère, le voisin, mais surtout l’étranger, le migrant, le marginal. Peu importe, on nous proposera toujours un “bouc émissaire de saison”. La violence se tourne parfois vers ceux qui symbolisent le mieux ce système : le banquier, le riche, l’actionnaire, le chien-de-garde médiatique, l’homme politique corrompu. Violence d’Etat, violence du capital, violence des extrémistes, chacun renvoie l’autre à ses propres désordres, mais presque toujours sans espoir d’être entendu. Car ce monde assoiffé autant que privé de multiples désirs est aveugle, sourd et aphone. Il est dans l’impasse !

             Il n’y a pas beaucoup de méthodes pour sortir d’une impasse. Soit on défonce le mur qui l’obstrue pour aller au-delà dans un Grand Soir libérateur, soit on s’invente une autre rue, radicalement différente, largement ouverte sur de multiples chemins, soit on fait marche arrière en s’imaginant que les mêmes causes ne produisant pas les mêmes effets, nous ne reverrons plus l’impasse. C’est l’objet de ce livre que d’analyser l’impasse et d’inventer un autre imaginaire nous donnant accès à ce qui nous est aujourd’hui interdit.

             Le capitalisme a poussé jusqu’au bout ses logiques, qu’elles soient keynésiennes ou néolibérales. Il est possible qu’il s’effondre de lui-même sous le poids de ses contradictions, il est plus vraisemblable qu’il faille l’aider un peu à s’écrouler, ne serait-ce qu’en appuyant sur ce nouveau levier, ce désir d’accès à milles choses qu’il nous a mis lui-même en tête, qu’il nous a si bien et si universellement fait partager, ne serait-ce qu’en inventant un autre futur désirable et cette fois durable…            

              L’économie n’étant pas une science à proprement parler, le sentiment d’être dans l’impasse y est plutôt rare. On assiste à des batailles d’écoles, à des formations de clans, à une production incessante d’essais qui tous promettent une nouvelle approche sans toutefois se départir des anciennes. L’économie n’est pas fondée sur une analyse du réel comme le sont les lois de la gravitation, mais sur des théories. Par la force de l’habitude, certaines se sont imposées à nous comme des évidences et semblent aller de soi. C’est oublier que toutes émanes de définitions, de catégories, d’a priori qui les figent dans une direction unique, jusqu’à la caricature du TINA de Margareth Thatcher. Les plus contestataires, tels les économistes atterrés ou les déconomistes n’échappent pas à la règle et en deviennent réformistes. Frédéric Lordon écrit par exemple : “…à partir du moment où les hommes ont été privés de la possibilité de pourvoir par eux-mêmes aux nécessités de leur reproduction matérielle, ils n’ont plus eu d’autre solution de survie que d’en passer par l’échange marchand, donc accéder au médium de l’échange marchand qui est l’argent”. Qui a privé les hommes de leur autonomie ? Quand ? Dans quel but ?... En faisant remonter cette révolution à la nuit des temps, Lordon naturalise à la fois l’échange marchand et l’argent. Il aboutit inévitablement à la conclusion que “les utopies de dépassement de l’ordre monétaire, qui prétendent instituer de nouvelles  formes d’échanges ayant dépassé la monnaie, reposent, hélas, sur des contre sens tragiques…” La boucle est bouclée : l’échange marchand est dans l’ordre naturel des choses, l’argent est le seul moyen commode d’échanger, l’argent, création humaine, est pourtant éternel. Réformons donc l’échange marchand et l’argent.

                Cette vision de l’économie ne repose sur aucune réalité concrète. L’usage de l’argent, ce que Lordon appelle la solution de survie, a longtemps était quasiment nul jusqu’au milieu du 18ème siècle et le troc censé précéder l’argent n’existait pas dans nos sociétés ou en tous les cas pas sous la forme d’une comptabilité de valeurs mais bien plus intelligemment, sur le mode de l’échange de bons procédés. Les inventaires après décès que les notaires dressaient après un décès ab intestat sont frappants. La maison du grand-père besogneux était minutieusement détaillée en présence de témoins amiables, pièce par pièce, assiette par assiette. En dehors des familles bourgeoises, on y trouve toujours “un chapeau à demi usé, une échelle à trois barreaux manquants, un ferrement de fenêtre en fer,  quatre planches de châtaigniers…” (celles que le grand père avait conservées pour son cercueil…), mais rarement la moindre pièce de monnaie. Les impôts étaient payés en nature ou en corvées, le salaire du berger en croît selon la vieille pratique des contrats de mégerie, le laboureur était payé sur la récolte, voire en nourriture s’il ne possédait pas sa propre charrue et son propre cheval, le charron prenait une part de ce qu’il transportait, le tisserand louait son métier en échange d’une part de sa production, etc.  Tous ces gens vivaient sans un sou mais pas forcément miséreux et les seules valeurs au sens où on l’entend aujourd’hui (reconnaissances de dettes ou billets à ordre, argent, bijoux, outils de production, etc.) ne faisaient que passer de main en main au gré des dots, des donations, des partages entre frères. S’il eut fallu qu’ils passent nécessairement par le médium de l’argent pour survivre, ils n’auraient pas survécu bien longtemps.