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Désargence.over-blog.com

Famine productiviste ou abondance bio ?...

6 Février 2020, 12:21pm

Publié par AUPETITGENDRE Jean-François

                Selon les calculs de la FAO, Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, la production agricole, telle qu’elle est actuellement pratiquée, devra encore augmenter de 50% d’ici à 2050 pour nourrir une population mondiale de plus de 9 milliards. Dans la  revue Nature Communication (4.11.2017), une équipe de chercheur déclare qu’il est possible de nourrir plus de 9 milliards d’êtres humains en 2050, mais avec 100% d’agriculture bio. D’autres espèrent convertir au véganisme l’ensemble de l’humanité…

                Une prémisse fausse est une proposition incorrecte qui forme la base d'un argument. Si la prémisse n'est pas correcte, la conclusion qui en découlera ne peut être qu’erronée. Or, c‘est bien ce qui se passe dans la plupart des débats sur l’alimentation, sur l’agriculture, sur l’écologie en général. Au-delà de toute opinion politique, technique ou philosophique, il est évident que nourrir une planète avec une population en constante progression, avec des terres sans cesse arrachées à l’agriculture, une mondialisation qui éloigne toujours plus les lieux de productions, de transformation et de consommation, cela relève de la quadrature du cercle. La prémisse fausse, c’est l’idée que le système marchand, qui nous conduit logiquement à cette quadrature du cercle, pourrait se moraliser, que l’écologie serait compatible avec le capitalisme !

 

                Les exemples de cette curieuse logique, qui habite autant les militants écologistes que les éminents membres des COP successives, pourraient remplir des livres entiers. Il n’y a plus assez de saumon sauvage pour répondre à la demande du consommateur, d’où la création d’immenses parcs d’élevage qui nécessitent un kilo et demi de farine de poisson pour obtenir un seul kilo de saumon. Logique ! L’eau potable se fait rare tant l’usage d’intrants dans l’industrie agricole pollue, mais, heureusement, nous avons de l’eau minérale dans de belles bouteilles plastiques qui nécessitent trois litres d’eau pour en fabriquer une seule. Logique ! Si, malgré sa couleur rouge, le « tomato ketchup » n’a pas le goût de la tomate, c’est que sa teneur en concentré varie entre 30 % et... 6 % selon les fabricants, pour 25 % de sucre en moyenne. Les pires ketchups représentent l’aboutissement d’un siècle de « progrès » agroalimentaire. Et chaque Terrien absorbe en moyenne  5,2 kilos de tomates transformées par an. Logique !...

                Sans la dictature de l’argent et du profit, le moindre coin de terre pourrait être cultivé et nourrir celui qui en prend soin. Toute personne jouissant d’un modeste balcon pourrait adopter une poule qui lui donnerait généreusement des œufs frais et bios et limiterait la production des déchets organiques. Sans le profit, quel intérêt aurions-nous à désertifier des centaines d’hectares de forêts, à affamer les autochtones pour une huile de palme de mauvaise qualité destinée à l’industrie du plat cuisiné ? Quel paysan accepterait le risque des épandages de perturbateurs endocriniens sur les légumes qu’il n’ose même pas proposer à ses enfants ? Quel écologiste européen consentirait à consommer un citron garanti bio made in Afrique du Sud ? La seule justification au plat cuisiné, à la conserve industrielle, au surgelé, c’est le temps que nous perdons à gagner notre vie et que nous ne pourrions consacrer à cuisiner nous-mêmes. Hors d’un système marchand, trois heures de travail quotidien suffirait à produire l’essentiel.

 

                Quant au réchauffement climatique, il est réduit aux fameux gaz à effet de serre et nous fait disserter sur les pets des  vaches. Ces pauvres bêtes devraient être éradiquées, remplacées par des steaks de soja. Plus de vaches, ni sauvages, ni d’élevage ! Enlever un maillon de la chaîne alimentaire, nous savons faire, nous en avons déjà éradiqué une bonne moitié… A l’intégrisme productiviste et extractiviste des trente glorieuses succède l’intégrisme du véganisme, deux outrances qui découlent directement de la prémisse fausse. Le véganisme nécessiterait un immense travail de persuasion, voire de propagande, pour amener les Grecs à se passer de leur souvlaki, les Portugais de leur bacalhao, les Chinois de leur canard laqué, les Bourguignons de leur bœuf éponyme. Il faudra dire au malheureux, financièrement réduit au bol de riz quotidien, que c’est trop tard, qu’il ne goûtera jamais la viande des riches. Il faudra dire au curieux qui jamais n’a consommé d’autruche ou du caviar, que ce n’est plus de saison. Il faudra dire au pêcheur des Îles Sous Le Vent que son poisson est désormais tabou et qu’il devra quitter son paradis ou y importer des céréales. Logique !

 

                Toujours dans cette logique marchande, de nombreux experts font de savants calculs pour inventer de belles solutions.  Nous avons pourtant un célèbre paysan autrichien qui, dans une zone appelée “Petite Sibérie”, a prouvé depuis longtemps que, dans sa montagne enneigée, les cerisiers y produisent bien, que ses tomates y murissent, que la permaculture y fait des prodiges. Nous avons des Japonais qui ont mis au point une technique circulaire, sans chimie ni déchets, où les canards engraissent la terre, où les vers de terre s’occupent du labourage, où les légumes eux-mêmes font le ménage parmi les insectes prédateurs, le tout sur de petits terrains hyper productifs. Nous connaissons des Africains qui ont créé d’immenses forêts sur des zones désertiques, sans un sou, sans technologie high-tech, souvent contre l’avis de tous et surtout des experts. Nous savons les ravages commis en Inde par la fameuse “Révolution verte” et les étonnants résultats d’une poignée d’écologistes locaux pour renverser la vapeur. Nous savons que la route pavée d’argent mène à l’absurdité, et in fine à la catastrophe. Nous savons que les meilleures solutions ont été expérimentées par des amoureux de la nature, par des fous ignorant le profit, que l’alliance des connaissances en biologie et des savoir-faire traditionnels est possible.

                Nous savons tout cela, nous savons que le changement est contraire à la logique du profit, nous savons que tout serait plus simple si les productions alimentaires étaient distribuées gratuitement au lieu d’être vendues. Mais, convaincus par l’idée que le capitalisme, l’échange marchand, l’argent sont “la fin de l’Histoire”, nous nous acharnons à imaginer des sparadraps, à militer pour réparer, à “décroisser” pour limiter les dégâts, mais sans toucher à cet outil d’échange qui ne peut vivre sans croitre. Un euro, un dollar, un bitcoin, tout autant qu’un cauri, n’a de valeur que si, après l’échange, il s’est transformé en deux euros, deux dollars… La décroissance usant d’un outil croissant est aussi suspecte que de vouloir mettre de l’eau en bouteille plastique pour économiser l’eau. L’écologiste réclamant plus de subventions pour le bio ou une loi contre le glyphosate est aussi incohérent que le céréalier qui fait vivre son enfant en milieu pollué. Et les politiques qui promettent de limiter le réchauffement à deux degrés sans poser le problème de l’argent sont tout simplement des hypocrites…, ou d’étranges imbéciles.

                Le temps est venu de changer notre fusil d’épaule. L’expérience est là, du logiciel libre à l’écologie “Made in India“ (1).,  la théorie est là aussi avec Anselm Jappe(2). Le seul réalisme est d’accepter que nous allons vers un effondrement général qui sera vraisemblablement financier, puis commercial, avant de devenir culturel, social. La seule chose qui soit vraiment nouvelle est l’échéance qui est passée de cinquante ans avec le Club de Rome à une petite décennie si l’on en croit Pablo Servigne (3) ou les ex-dirigeants de la BRI (4). Que manque-t-il, alors ? Il manque uniquement la pratique d’une réflexion qui postule l’obsolescence de l’argent et autorise ainsi à imaginer, bout par bout, l’immense champ révolutionnaire qu’induira l’abandon d’un objet aussi impactant que l’argent. Mais cette pratique, encore marginale il y a peu, s’ébauche un peu partout sous des formes diverses.

                Que serait une société sans publicité ? Qu’adviendrait-il si chacun était garanti d’avoir de quoi vivre (avec un Revenu d’existence ou un accès sans condition) ? Qu’arrivera–t-il quand le salariat sera le privilège d’une minorité face à une grande majorité de gens superflus ? Que deviendraient la culture sans droits d’auteurs, l’État sans impôt, le Café du Commerce sans les prix, la propriété sans notaires pour la consigner ? Qui fera les tâches ingrates, dégradantes, dangereuses ? Qui réparera mon robinet qui fuit ?...                                      

                Allons, décernons la palme de l’incohérence aux néo-malthusiens qui cherchent par tous les moyens à réduire la population mondiale à nourrir, quitte à opter pour une guerre salvatrice ! Partant d’une prémisse fausse, un échange marchand incontournable, ils ne pouvaient qu’aboutir à une solution absurde. La palme étant décernée, mettons-nous au travail pour que la seule issue possible, la désargence, soit enfin préparée !              

Notes :

1.   “Made in India”, Bénédicte Manier, Ed. Premier Parallèle, 2015

2.   “La société autophage”, Anselm Jappe, éd. La Découverte, 2017

3.   “Comment tout peut s’effondrer”, Pablo Servigne et Raphael Stevens, éd. Seuil, 2015

4.   “Revolution required”, Hervé Hannoun et Peter Dittus, Independently published, 2017

 

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