Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Désargence.over-blog.com

Il est où mon Doudou ?...

14 Mai 2020, 15:47pm

Publié par AUPETITGENDRE Jean-François

                Le doudou, ce bout de chiffon que les enfants affectionnent, est nommé par les psychologues “un objet transitionnel”. La vie du petit d’homme est terriblement insécurisée, ce qui lui provoque des angoisses. En chargeant un objet familier du rôle rassurant de la mère, l’enfant calme les émois qu’il ne peut contrôler. Le rôle de la mère est de sécuriser peu à peu l’enfant, puis d’introduire dans son univers quelques frustrations tolérables.

                Pour beaucoup d’entre nous, il reste enchâssé dans notre cerveau la peur enfantine et l’usage d’objets transitionnels et contraphobiques. C’est le rôle du totem planté au milieu de la tribu, sensé la protéger. Un simple bout de bois sculpté investi du rôle de gardien peut se charger de pouvoirs surnaturels. Le totem protège de l’inconnu, de l’étranger, de la catastrophe naturelle, de la nuit… Toutes les religions remplissent peu ou prou cette fonction totémique. Face à un univers incompréhensible et souvent redoutable, un Dieu puissant et protecteur protège du mal. Dieu, doudou suprême, est tout ce que nous ne pouvons être : éternel, omniprésent, omniscient, tout-puissant, parfait quand nous sommes mortels, consignés en un lieu, ignorants, vulnérables, imparfaits.

                La société moderne change à un rythme devenu tel que nul ne peut en appréhender les multiples facettes ni prévoir ce que sera demain. Il est donc normal que notre cerveau transpose la tactique du doudou sur des objets réels ou symboliques qui limitent nos angoisses. Il ne s’agit pas d’un acte délibéré, mais d’un réflexe profondément ancré dans notre être. Individuellement, ce peut être une cigarette que l’on grille à la moindre situation déstabilisante, une drogue, un rituel, un habitus. Collectivement, la société nous offre des voitures rapides et clinquantes,  des smartphones dont la perte ou l’arrêt intempestif déclenche des réactions de panique, des cris, des comportements aberrants. Sur une île grecque, en plein mois d’août, il y eut une panne de courant due à une rupture du câble d’alimentation sous-marin. En quelques jours, tous les touristes se sont retrouvés sans internet ni téléphone. Les rares groupes électrogènes de l’île permettant de recharger les batteries ont été prises d’assaut dans une violence inouïe. Ce véritable drame a poussé des gens civilisés à débrancher les congélateurs des épiceries pour récupérer leur connexion au monde ! On vit des adultes pleurer de rage et insulter les insulaires coupables de n’avoir pas prévu l’accident !  

                Notre économie nous protège malheureusement par quantité de totems protecteurs. On parle de la fétichisation de la marchandise qui protège de la pénurie, de l’argent qui protège du manque, de la sécurité qui protège l’inconnu, de la valeur qui protège de notre propre vulnérabilité… Nous vivons entourés de doudous sans lesquels la vie semble invivable. Comment expliquer autrement la croissance sans cesse invoquée par tout l’échiquier politique alors que nous savons tous qu’elle ne peut être infinie dans un monde fini ? La dette, cette chose sans forme mais citée par tous, occupe largement les esprits. Elle justifie tout et son contraire, elle est illégitime ou nécessaire, elle doit être abolie pour les uns, impérativement être remboursée pour les autres. Mais dans tous les cas, elle alimente la peur comme une peste moderne.

                La peur entraîne la phobie, la phobie réclame un objet transitionnel, lequel évite de penser la peur. Les multiples objets transitionnels évitent aux humains de réagir à la peur par la révolution, l’engagement, la proposition de nouveaux logiciels. Pour le capitalisme, ils sont donc indispensables puisqu’ils font accepter les contraintes induites. L’actuelle épidémie est un atout inespéré : la comptabilité morbide et journalière des victimes, les pénuries de vaccins, de masques, de lits d’hôpitaux nous ont fait accepter le  confinement, la distanciation sociale, le chômage technique et nous ont même fait oublier la crise économique qui a précédé et a accompagné l’événement sanitaire. L’après crise va voir éclore des bons et beaux marchés de doudous divers et variés, utiles pour relancer la croissance.  Les gouvernants tiennent là un ordre propre à  assoir leurs dominations encore un peu de temps.       

 

                Arrive alors un fou qui annonce un risque d’effondrement et la nécessité de changer de modèle. On peut logiquement adhérer au discours du fou, s’appuyer sur des évidences scientifiques fondées sur le climat, la biodiversité, la fonte des glaciers, l’inflation qui se profile… Notre cerveau est suffisamment domestiqué par une bonne éducation et suffisamment alimenté par des tonnes d’informations sérieuses pour entendre ces vérités. Mais changer de système, c’est jeter en même temps le bébé et l’eau du bain. C’est prendre le risque de jeter nos doudous en même temps que les dangers qui nous menacent. Jeter le capitalisme oui, bien sûr, mais pas mon smartphone contraphobique. Il faut supprimer l’argent puisqu’il induit la possibilité de cumuler des profits iniques, oui, mais sans rejeter le salariat qui reste le seul moyen de “gagner son pain”...  

                Ce qui relève de la raison nous incite à approuver un changement de paradigme. Ce qui relève de nos angoisses irraisonnées nous alerte que nombre de doudous vont disparaître aussitôt sans nous expliquer par quoi ils pourraient être remplacés. Car aucune révolution, même majuscule, ne peut inventer des doudous avant que l’individu n’ait été confronté à sa propre angoisse.  Une part du changement s’adresse à la logique et peut être entendue. Une autre part s’adresse aux affects, à l’inconscient. Elle ne se discute pas, elle engendre une peur viscérale qui nous fera inventer mille arguments stupides pour échapper au réel. Et si une part trop importante du peuple réagit et accuse le pouvoir de créer la peur pour nous vendre ensuite ses doudous, le pouvoir lui offrira un revenu de base, le Quantitative Easing (QE) rend la chose possible. Il pourra même inventer le QE4P, assez abscons pour ne pas être immédiatement identifié comme “objet transitionnel”.

                La part adulte nous fait dire que l’argent et le profit nous mènent droit vers une impasse structurelle, propre à nous faire disparaître en tant qu’espèce de cette planète. Une part enfantine, ou plutôt primitive, nous dit qu’il vaut mieux un malheur connu qu’un bonheur hypothétique, des doudous familiers plutôt que l’obligation de s’en dispenser. Lors d’une réunion où un éminent économiste était venu nous développer sa merveilleuse vision d’une économie sociale et solidaire, j’ai eu le malheur d’opposer la simplicité d’une société sans argent à la complexité de son système. Je n’ai pas bien compris quelle étape de mon raisonnement avait pu réveiller chez cet homme, aussi généreux qu’intelligent, son fondement totémique. Mais la réaction fut violente, douloureuse au point de le laisser au bord des larmes et que la réunion dû être écourtée. On ne touche pas imprudemment à un doudou, fut-il en forme d’érudit montage financier, sans risquer de perdre les précieuses qualités intellectuelles d’un ami économiste !...

                Demain, quand l’heure révolutionnaire sera sur le point de sonner, il faudra s’en souvenir et permettre à chacun de s’en fabriquer des neufs….

Commenter cet article