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Désargence.over-blog.com

Vivre sans ?

15 Mars 2020, 12:29pm

Publié par AUPETITGENDRE Jean-François

Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éd. La Fabrique, sept. 2019, 286 pages.

                C’est un curieux livre  que nous propose ici l’excellent Frédéric Lordon. Partant d’une vue spinoziste des institutions, il s’attaque à tout ce qui voudrait destituer ce qui répond à la puissance du collectif, sans en rien réinstituer. Le fait institutionnel  est le mode d’être même du collectif et la vie sans institution est une impasse. “En matière d’institution, la question pertinente n’est pas « avec ou sans ? » -il y en aura. C’est celle de la forme à leur donner.” Jusque-là, Spinoza ou pas, on ne peut qu’être d’accord avec l’auteur !

                Où donc Lordon va-t-il chercher les imaginaires du vivre sans ? Dans les ZAD contre l’État ? Dans la manifestation contre la police ? Dans la fin du travail, de l’argent, de la politique ?...C’est apparemment dans les slogans (rendez-vous  ingouvernables), dans un état d’esprit qui ne voit que l’enfer dans les institutions (certes souvent kafkaïennes). La question n’est pas simple puisque lui-même reconnaît qu’il y a des institutions que nous pouvons détruire (le travail), d’autres que nous pouvons faire régresser (l’argent), d’autres enfin que nous pouvons métamorphoser…

                J’avoue être passé rapidement au chapitre Sans travail ? sans argent ? « sortir de l’économie » (p 221-259), pressé de confronter mes pensées post-monétaires à la rigueur de l’auteur. Or, dès le début, Lordon donne une définition de l’économie qui conditionne le reste : « j’appelle économie l’ensemble des rapports sociaux sous lesquels s’organise la reproduction matérielle collective. » Il est évident que, sous cette définition, sortir de l’économie n’a rigoureusement aucun sens. La désargence serait en effet la fin instituée des rapports sociaux et donc de toute reproduction matérielle collective. En clair, soit nous acceptons l’argent, la monnaie, la banque, les échanges internationaux, soit nous produisons individuellement tout ce qui est nécessaire à notre survie, au moins regroupés en microsociétés, rejetant ainsi toute technologie qui réclame l’enrôlement d’un grand nombre d’acteurs.

                Partant du primat de l’échange marchand, Lordon pense très logiquement que c’est autour du binôme propriété/salariat que s’offrent le plus de marges de manœuvre et non dans l’abolition pure et simple. Il rappelle que dans les sociétés primitives le partage des biens dégénère en luttes terribles quand la disette passe au-dessus d’un seuil critique, et qu’il faut donc un régulateur, fonction que remplit parfaitement l’argent. L’argent permet, en disette comme en abondance, de mettre fin au chantage à la subsistance, de mettre fin à la vie prise en otage, puisque c’est bien ainsi que le capitalisme procède pour enrôler : en mettant en balance la soumission et la survie.

                Lordon pose ainsi une question qui est récurrente dans les débats entre béotiens mais qui étonne de la part d’un philosophe économiste : Conçoit-on la sortie du capitalisme sous des figures « communautaires » ou bien l’envisage-t-on d’emblée à l’échelle macroscopique ?  Il s’appuie sur l’expérience des Zadistes (qu’il a pourtant soutenus), la réduction [de la division du travail] que les Zadistes s’imposent étant hors de portée du grand nombre. C’est là, à mon sens, l’un des meilleurs arguments auxquels sont confrontés les abolitionnistes de l’argent : « un mode de production devient autonome quand il produit ses moyens de reproduction. Ce seuil d’autonomie ne peut être franchi qu’à l’échelle macroscopique puisque c’est à cette échelle que le travail se divise suffisamment pour y parvenir. »

                Voilà ce qui arrive quand on naturalise l’échange marchand et son médium argent, qu’on en fait l’unique et incontournable condition d’existence d’une quelconque civilisation. Mais Lordon pourrait a minima reconnaître que la nature produit, échange, partage, délègue, exploite, se reproduit, sans aucune des tares spécifiques à l’homme (la concurrence, l’extinction d’une espèce par une autre, le gaspillage, la guerre, la pollution, l’inégalité…). La simple photosynthèse produit plus que l’homme, sans laboratoire high-tech, sans question de valeur, sans profits financiers, avec une extraordinaire résilience face à tous les aléas. La seule bonne nouvelle que nous apporte la collapsologie, c’est de remettre au cœur du débat une loi de la nature qui n’a plus rien à voir avec celle qu’on avait confondue avec une certaine loi de la jungle qui n’est en fait que celle des hommes. En fait, si Lordon avait un tant soit peu, lu les propositions que nous faisons d’une société a-monétaire, il aurait compris qu’il ne s’agissait pas de tuer toute institution mais d’en inventer d’autres, cette fois plus naturelles, plus proches de la collaboration et de l’entraide que de la concurrence et de la compétition. Il aurait compris que nous ne cherchons pas la constitution d’une tribu isolée et bienheureuse mais un paradigme partageable par l’humanité, qui permette d’assurer à tous et sans condition tous les moyens de sa reproduction matérielle, et plus si affinité.

                Toutefois, quantité de réflexions au sein du texte de Frédéric Lordon, laissent penser qu’il est plus proche de nous qu’il n’y parait. Mais il est encore trop dans la crainte d’une radicalité copernicienne qu’il avance prudemment, sous le masque philosophique : « …tous les corps sont des totalités, mais des totalités composées. Dans la nature, il n’y a que des composés. Et, partant, que des composants. Chaque corps est composé de composants de rangs inférieurs, et composant de composés de rangs inférieurs… (c’est de l’ontologie spinoziste !) Voilà qui nous soulage ! On peut être fan de Spinoza (1632-1677) et prôner une société moderne a-monétaire !   

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