Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Désargence.over-blog.com

La moraline ou la science...

21 Janvier 2020, 17:54pm

Publié par AUPETITGENDRE Jean-François

 

                Une lectrice a relevé cette phrase dans un de mes articles au sujet de la compétition : "Mais pour cela, il aurait fallu concevoir une société d’entraide, de coopération, de partage…" (Voir)  Elle la commente ainsi : “…Et paradoxalement, les mots "collaboratif", "co-working", "coopérer" n'ont jamais été aussi à la mode dans le milieu de la start up néolibérale. Ce qui prouve que la collaboration n'est pas suffisante, car la collaboration ne vaut rien sans empathie […]. Et le problème est bien là…”, dit-elle.        

                Il y a de constantes confusions entre la “moraline(néologisme inventé par Nietzsche pour nommer une morale impuissante qui occulte le réel) et la science, entre l’analyse morale d’un fait ou d’une personne et son analyse phénoménologique, structuraliste, épistémologique… D’un côté on se situe résolument et exclusivement sur le terrain de la morale, de l’éthique, donc de l’individu, du sujet. De l’autre côté, on se situe sur le terrain des structures sociales, de la généalogie des faits, donc sur le collectif, le social. Les formes d’analyses en sont radicalement différentes, voire contradictoires. Si par exemple je parle de compétition, de l’invasion des écrans dans notre quotidien, d’effondrement ou d’argent, la moraline m’explique ce que je peux faire pour m’y opposer ou pour m’y adapter. Or, l’effet qui s’ensuit, est de me cantonner à mon cadre individuel et il faudra attendre que des millions de révolutions individuelles s’opèrent pour que la société change, révolutions qu’il faudra refaire à chaque génération.

                Le personnage du Christ, aussi puissant soit-il, n’a jamais fait avancer d’un pouce la fraternité dans le monde. En revanche, l’Église, en tant qu’institution a considérablement influé sur les mentalités. Gandhi, avec sa non-violence pourtant géniale, n’a jamais éradiqué l’inique notion de castes, et dès sa disparition, Brahmanes et Intouchables ont recommencé à s’ignorer aussi superbement qu’avant. Il est donc normal que le néolibéralisme ait joué à fond la carte de l’individu maître de son destin (donc responsable), qu’il ait systématiquement détourné les mots dans le sens unique de la moraline. Faire de nous des “entrepreneurs de notre vie” est son meilleur rempart contre les critiques. Le néolibéralisme se satisfait très bien du Colibri et de sa goutte d’eau, du Végan et de ses régimes alimentaires individualisés. Analyser la coopération, les écrans numériques, l’écologie  sous l’angle de l’empathie, est une vision plus proche du néolibéralisme que de l’esprit révolutionnaire. Cela assure au capitalisme une belle pérennité, car c’est le meilleur moyen de canaliser les  énergies ailleurs que sur le système.

                Sortir de la moraline, c’est faire l’histoire de l’écran, c’est construire la généalogie de l’invention numérique, c’est replacer l’objet dans son contexte marchand, publicitaire, concurrentiel, c’est décrypter ses usages et la maîtrise que peuvent en avoir les usagers, etc. Et très vite, on en vient à chercher des poux dans la tête du capitalisme, à remettre en cause ses catégories fondamentales telles que le profit, le marché, l’argent… Pour nos grands oligarques, rien n’est plus important que de nous entraîner vers la moraline, de nous empêcher de revendiquer la fin de la compétition en polluant le terme de coopération avec des histoires d’empathie !...

                Ma lectrice termine sa critique ainsi : “Collaborer et s'entraider derrière un écran, c'est collaborer dans l'abstraction, déconnecté du réel et de l'humain. Ça ne mène nulle part.” Je pourrais lui rétorquer que sa participation très active au terrain de jeu nommé Facebook risque alors de lui faire perdre toute empathie. Non seulement ce serait faux, mais en cela, je serais moi-aussi dans la moraline. La question n’est pas dans le temps passé face à l’écran, ni même de savoir si Je dois utiliser Facebook pour rester en contact avec mes congénères, ou si Je dois boycotter cette plateforme. La même structure dans un contexte social dépourvu de publicités, d’intérêts financiers colossaux, de pornographie, de propagande, de jeux violents, d’incitations à la consommation, la dictature des likes serait sans doute moins puissance, moins addictive, moins polluante, et pourquoi pas, propre à l’empathie.                

                       Quand Emmanuel Macron préconise un changement de mentalités et qu’il conseille d’éteindre une lampe inutile, de fermer un robinet pendant qu’on se brosse les dents, il se moque de nous et fait de la moraline. Il déplace un problème structurel, essentiellement dû à l’échange marchand et à la nécessité de réaliser des profits financiers, vers des broutilles propres à soulager nos culpabilités tandis que d’autres détruisent la planète à grande échelle et sans la moindre vergogne. Si un certain préfet de la République est capable d’exiger de nous que nous choisissions notre camp, il est temps que nous acceptions son injonction pour rester résolument dans ce qu’il craint le plus, une épistémologie de la politique, une généalogie de sa Démocratie, un regard phénoménologique du comportement mercantile et consumériste, des propositions structurelles d’un autre monde !...

                Mais le grand problème de notre temps, c’est de nous maintenir à la surface des choses et de n’en plus voir les fondements. Ainsi, nombre de révolutionnaires sont devenus des “alter capitalistes” qui cherchent à aménager un capitalisme juste tronqué de quelques tares, nombre d’écologistes sont devenus des “conservateurs de nature” par crainte de paraître utopiques, nombre de militants se contentent d’alternatives sagement coincées dans la marge des mêmes pages. Il est temps de relire attentivement les fondamentaux : Noam Chomsky, Anna Arendt, Simone Weil, Noémie Klein, Friedrich Nietzsche, Cornélius Castoriadis, Gilles Deleuze, … et pourquoi pas Aristophane qui, lui au moins fait rire !

                   

Commenter cet article