Rupture ou évolution?

                L’énorme différence entre ce que nous avons connu au 20^ème siècle et ce que nous vivons au 21^ème, c’est que l’on ne peut plus penser l’histoire de façon linéaire. Si dans les années soixante-dix nous pouvions encore croire à un progrès continu, ce mode de pensée est aujourd’hui suicidaire. Les scientifiques ont un concept très éclairant à ce sujet, celui des “bassins d’attraction”. En mathématique comme en physique, des changements d’états ne se font pas par lente et progressive évolution mais par ruptures. L’eau gèle à zéro degré, bout à 100 degré et passe de l’état solide, liquide ou gazeux brutalement. Pour simplifier à l’extrême ce que sont les bassins d’attraction, imaginons une bille placée dans une assiette, la bille étant l’humanité, l’assiette étant le système, le cadre qui donne vie et mouvement à la bille, son bassin d’attraction.

                Quand l’assiette bouge, la bille s’adapte, tourne, s’approche du bord, revient au centre. Un mouvement de trop impulsé par le système assiette et la bille quitte son environnement, change de bassin d’attraction pour se retrouver sur la surface plate d’une table. Que la bille soit dans une assiette instable ou sur une table immobile change tout pour elle, les deux bassins d’attraction n’ont rien à voir entre eux, la connaissance parfaite de l‘assiette ne dit rien de la table, et le passage de l’assiette à la table se fait en une fraction de seconde, brutalement, et non par une évolution lente et régulière.

                C’est la caractéristique de notre siècle d’avoir accumuler des quantités de problèmes qui secouent fortement son assiette, son assise, au point de risquer le passage d’une seconde à l’autre dans un autre bassin d’attraction dont nous ne savons encore rien. Il est devenu fou de penser qu’en modifiant quelque peu l’assiette, en mettant des barrières de sécurité sur les bords, l’humanité y sera éternellement à l’abri. Il est tout aussi fou de penser qu’en modifiant la bille, en la faisant plus lourde ou en la rendant carrée, l’humanité évitera de passer par-dessus bord. On sait maintenant qu’il est trop tard, que l’assiette est trop instable et va bientôt nous éjecter du système qu’elle représente.

                Nous sommes dans le bassin d’attraction de l’échange marchand, de l’argent, du profit, nous sommes projetés tout près du bord par le système que nous avons patiemment créé depuis 5000 ans. Jusqu’à présent, nous pouvions prendre les problèmes un par un, prévoir des instances spécialisée pour chacun d’eux, l’ONU pour la paix, le FMI pour la finance, l’OMS pour la santé… Au 21^ème siècle nous arrivons à un point où tout est lié et globalisé, chaque problème étant l’un des fils d’un nœud gordien impossible à dénouer sinon à la manière d’Alexandre le Grand, d’un seul coup d’épée, aussi brutalement que la bille quitte l’assiette pour rouler sur la table.

                Ce qui fait la nouveauté des collapsologues, c’est leur intuition que ne risquons plus un scénario catastrophe comme les aime tant le cinéma hollywoodien, mais la conjonction de plusieurs dizaines de scénarii. Chacun d’eux est capable d’en entraîner d’autres dans une boucle de rétroaction (comme l’effet larsen entre un micro et un haut-parleur qui produit un son strident), par effets boule-de-neige ou domino. Les possibilités pour qu’une goutte d’eau fasse déborder le vase sont donc multiples, de plus en plus évidentes, de moins en moins contrôlables. Et la goutte peut être financière (crash boursier, hyperinflation mondialisée…), économique (une récession généralisée qui rende tout profit impossible), politique (une impasse majeur dans la géostratégie mondiale telle que l’affaire du Cachemire qui démarre au moment même où j’écris ces lignes), et même une dernière goutte d’eau potable (toutes les nappes ayant été polluées par l’homme ou salinisée par leur baisse de niveau et la montée conjointe des océans). Est-ce moi qui joue les Cassandre ou d’autres qui jouent à l’autruche ?