Les scénarios révolutionnaires

L’hypothèse d’un passage de la société marchande à une société a-monétaire paraît à première vue irréaliste. Une révolution aussi radicale, aussi copernicienne est difficile à imaginer. Et tant d’urgences économiques, sociales, environnementales s’imposent à nous qu’envisager une telle hypothèse est généralement renvoyé aux calendes grecques, voire au temps où les poules auront des dents ! Réduire les inégalités en augmentant le pouvoir d’achat des plus humbles est possible dès demain nous dit-on, alors que renverser le capitalisme pour instaurer un monde sans profits ni privilèges reste un doux rêve. En outre, entre le capitalisme et l’insurrection révolutionnaire, il n’y a plus d’espace de pensée possible, plus de solutions intermédiaires. En quarante ans, le capitalisme a su effacer toute alternative possible. Les syndicats sont devenus des partenaires sociaux du capitalisme, les partis se sont englués dans des stratégies de pouvoir pour seulement perdurer, les expériences de “sécession” (ZAD, espaces de gratuité, de décroissance…) exigent un militantisme inabordable au commun des mortels. Il ne subsiste que le basculement brutal et spontané dans un autre monde, une autre organisation radicalement différente.
Un tel saut dans l’inconnu, dans la réorganisation totale du modèle social, peut toutefois s’imposer selon des scénarios que l’on peut imaginer comme suit :
Le capitalisme continue à s’imposer :
Élection d’un gouvernement de gauche radicale
C’est un scénario à la mode Tsipras. A force de compromission, il est devenu l’allié objectif du capitalisme. Dans un scénario français, Mélenchon imagine que le choix de la radicalité fait par la 6ème puissance économique ne peut qu’entraîner les autres nations européennes à adhérer à ses thèses, mais cela reste de l’ordre du rêve.
Soulèvement populaire soutenant un gouvernement de gauche radicale
Dans cette hypothèse, en une semaine, le gouvernement est mis en défaut, simplement par l’augmentation des taux d’intérêts. S’il résiste en dénonçant la dette souveraine, en nationalisant les banques, en sortant de l’UE et de l’euro, etc. Il est alors isolé sur le plan mondial et vite privé d’énergie, des produits d’importation, de devises étrangères…
Soulèvement populaire + gouvernement anti système
On retrouve le même scénario mais on peut imaginer que le peuple accepte alors la mise au ban international et les conséquences pratiques que cela implique (plus de lumière, de transports, manques alimentaires, communications coupées…)
Le capitalisme est mis à bas :
Là tout est possible mais comment mettre à bas un organisme macroscopique qui tient l’argent, les médias, le commerce international ? Nul ne le sait. Il faut imaginer une prise de conscience généralisée à un point tel que les classes moyennes acceptent de perdre brutalement tous leurs avantages, que les plus riches deviennent soudain vertueux, qu’une solidarité entre classes sociales s’instaure comme on ne l’a jamais vu, même en temps de guerre ou de catastrophe naturelle. Le capitalisme ne pourra être mis à bas qu’à la condition de lui briser sa colonne vertébrale, le profit, l’argent. Or, aucune organisation actuelle, qu’elle soit politique ou sociale, n’en est capable. Aucun stratège jusqu’ici n’a proposé un quelconque moyen pour une telle entreprise. Le seul espoir est qu’il s’effondre de lui-même, du seul fait de sa puissance excessive…
Le capitalisme s’écroule de lui-même :
C’est un scénario plausible si la croissance est en dessous de zéro, si les externalités négatives des entreprises ne peuvent plus être compensées par les États, si l’effondrement global annoncé par les collapsologues prive les États de toute gestion possible des services indispensables. Après tout, il n’est pas de système humain qui soit éternel. Mais le capitalisme a su prouver ses capacités d’adaptation, de résilience, de prédation et il est probable qu’il résistera à tout, y compris à ses contradictions internes, pendant encore plusieurs décennies. Il faut donc bien penser qu’un événement du type “goutte d’eau faisant déborder le vase“, enclenche un procès autodestructeur. C’est la thèse que défend Anselm Jappe quand il qualifie le capitalisme de système “autophage”.
L’évolution de nos sociétés modernes s’est accélérée dans tous les domaines. Il y a plus de différences sociologiques entre un homme de vingt ans et un de quarante ans qu’il y en avait jadis entre un grand-père et son arrière-petit-fils. Entre la chaudière de Denis Papin et la machine à vapeur de James Watt, il s’est passé 90 ans alors qu’entre les premiers téléphones portables commercialisés et le smartphone, il ne s’est passé que 24 ans et que 12 ans plus tard, il en existe 7,7 milliards en activité dans le monde !
Cette accélération nous permet de penser que les “époques” (en grec εποχε, parenthèse) vont se bousculer, devenir peu ou prou simultanées. Il est probable que, dans la même parenthèse temporelle, plusieurs scénarios vont se chevaucher.
Scénario à entrées multiples :
Sociales
Il y a jonction entre la révolte sociale et l’objectif écologique (décroissance, relocalisation, démocratie directe…). Faute de choix réel, la population accepte de traverser l’inévitable période de chaos, la transition entre le capitalisme et le “socialisme” (pas celui d’hier).
Environnementales
Les catastrophes environnementales forcent la population à tenter l’aventure. La montée des océans mettent en danger toutes les zones littorales fortement urbanisées. Le réchauffement climatique rend des millions d’hectares de terres arables improductives et fait de l’eau potable une ressource rare. Les grandes migrations (économiques, politiques, climatiques…) prennent une telle ampleur que les pays d’accueil s’effondrent sous ce poids…
Idéologiques
Les quelques élites qui ont conscience de l’aspect systémique de la crise (Frédéric Lordon, Anselm Jappe, Jacques Nikonoff, Bernard Friot, Dominique Plihon, Jacques Sapir, Paul Jorion…) admettent leurs erreurs passées et repartent à zéro sur une société sans argent, sans valeur, sans profits, sans salariat, sans échanges marchands…, pour reconstruire un modèle radicalement différent. Tous ceux-là en sont proches mais n’ont pas encore osé sauter le pas (celui de la construction d’une société de l’accès). On peut imaginer qu’ils sortent un jour (sous le poids de la réalité et de l’urgence) du paradigme de la régulation pour entrer dans celui de l’abolition des catégories anciennes.
Expérimentales
Dans les années à venir, entre aujourd’hui et l’insurrection populaire de masse, il est possible que des expériences concrètes ouvrent la voie à des organisations sociales nouvelles, que des recherches théoriques donnent de l’épaisseur à la projection vers un autre monde possible. Et dans ce cas, le jour où le “point L” de Lordon (point "Lénine" ou dictature du prolétariat) arriverait à maturité, nous aurions un plan B de remplacement susceptible d’emporter la faveur des masses.
Politiques
A force de découvrir les multiples impasses du capitalisme, il est possible que la nécessité du changement devienne criante, évidente pour la majorité au point de renverser le rapport de force actuel entre le capital et la société. Après tout, le capitalisme a beau avoir cumulé tous les pouvoirs, il n’est représenté que par une poignée de nantis extrêmement vulnérables si on casse leur colonne vertébrale, leur bourse, voire inexistants si on leur prend la vie après leur bourse.
S’il était peu probable que ces entrées sociales, environnementales, idéologiques, politiques soient synchronisées, elles peuvent rapidement se cumuler au fil du temps et faire “boule de neige” puis, avalanche.
Dans tous ces scénarios, une seule chose reste sûre, c’est que nous aurions tout intérêt à anticiper le grand chaos de la mort du capitalisme, qu’une solution de rechange soit envisagée qui élimine d’emblée les maux principaux du capitalisme. La réponse proposée dans ce blog est l’abolition de l’argent comme pivot principal. Ce n’est peut-être pas la meilleure, la plus élaborée, mais c’est la seule pour l’instant à être cohérente puisqu’il n’y a plus, comme le dit justement Frédéric Lordon, d’espace possible entre le capitalisme et la “dictature du prolétariat”.